Encore un de moins.
Karl s’en est allé. Il était de la race de ceux que l’on pense indestructibles, car on les a toujours connus. Pas moi, enfin pas personnellement, mais il m’était cher et j’ai partagé une page de vie. Il ne le savait sans doute pas, mais il avait organisé un bazar ambiant qui a permis que l’on donne sa chance à un “ptit gars”, à peine sorti du baccalauréat. Il l’a aidé à comprendre où était sa voie.
C’était en 1984, sauf erreur. Un camarade (Philippe, si tu me lis … merci encore, je n’ai rien oublié), connaissant ma passion pour les micro-ordinateurs, m’avait alerté. Par un hasard de circonstance, il m’indique qu’une société allait faire face à un gros problème. Ses colis, envoyés aux 4 coins du monde avec des bons de colisages remplis à la main allaient être refusés par les douanes pour cause de non-informatisation et de lecture aléatoire. Est-ce que je serais intéressé par leur faire un programme pour les aider ?
Et me voilà rendu avenue des Champs Elysées, au-dessus de l’actuel Vesuvio, si je ne m’abuse. Je ne savais pas où je mettais les pieds.
Au premier abord, rien de très impressionnant. De grands espaces réservés pour des gens qui s’affairaient à couper des patrons, du tissu, coudre … et des espaces plus petits pour quelques “administratifs”. C’est là que je fus reçu et où l’on m’a fait confiance pour réaliser, ni plus ni moins que le logiciel de livraison / facturation / stock de Karl Lagerfeld SA, société créée quelque temps auparavant.
Karl Lagerfeld ? connais pas. Eh oui, on était à 15 ans de l’Internet et de la data omniprésente.
Je découvre un machin vulgaire, qu’ils venaient d’acheter: un des premiers IBM-PC. Heureusement, il y avait un langage que je connaissais pas trop mal: le Basic, avec qui l’on peut faire des miracles si l’on s’en donne les moyens. Je me suis dit que j’arriverais bien à faire quelque chose …
Aidé par les bases d’une gestion écrite dans le même langage sur un TRS-80 par mon père, me voilà parti, inconscient, pour de nombreux mois d’efforts. Tout était à faire ou à refaire : gestion de l’écran, des menus, des fichiers (base de données), impression …
La joie des bugs mystérieux.
Le plaisir, le bonheur, quand on arrive à dompter la complexité et proposer de l’utilité.
Je n’ai rien oublié de ces gens qui m’ont offert ma première expérience (payée !!) professionnelle en autonomie totale. Le frisson de la responsabilité et de la confiance, le doute, la peur même. Ne pas décevoir.
Faire le mieux possible. Pas de son mieux, non juste la perfection, rien de moins. Quand on est jeune, on ne sait pas …
Je n’ai rien oublié de ces “collègues de bureau”, de 10 ans de plus que moi qui m’ont toujours accompagné d’un regarde bienveillant et qui étaient un autre monde pour moi.
Ils m’ont fait confiance !
J’étais un gros point faible dans leur travail. Certains ont passé des nuits à rentrer toute la collection sur “mon machin”. Ils ne comprenaient pas tout, c’était le début de la micro-informatique. Surtout ca n’était pas leur métier ou leur “truc“, mais me voyant passionné, ils avaient confiance. Du moins le pensais-je, car je n’ai aucune raison de penser le contraire. Ils n’avaient peut-être pas le choix non plus. 😉
Un jour, mon collègue le plus proche me dit: “c’est curieux … plus je rentre de références, moins il y en a …”. Le plaisantin ! Je lui parle d’une soirée trop arrosée … je me dis qu’il n’a du pas faire grand-chose en tentant de justifier par “ce n’est pas moi c’est l’informatique”, un manque de productivité …
Erreur et mille pardons, je découvre les joies des effets de bords et le bug d’une mauvaise anticipation, bref plus de 32.767 références.
Merci à lui. Il n’a pas semblé m’en vouloir, alors que je découvrais l’ampleur de l’horreur, il avait vraiment beaucoup travaillé.
Humilité !
Cette expérience était unique. Je m’en souviens encore très précisément. Des nuits passées. Du choc quand j’ai vu qu’un T-shirt pouvait se vendre le prix d’une voiture … mais qu’on m’a expliqué ensuite tout le travail, à la main (broderies …) et que j’ai vu le résultat lors du premier défilé auquel j’ai assisté.
Unique que l’on puisse mettre dans mes mains une telle expérience, une telle confiance. Oui, ils n’avaient peut-être pas le choix. Mais on a toujours le choix ! Sans doute beaucoup de raisons, mais je ne retiens que le plus beau. C’était unique et cela a façonné mon “destin”. Je savais, dès que le TRS-80 était entré à la maison quand j’avais 13 / 14 ans, que c’était ma passion. Maintenant je savais que j’en ferais mon métier.
Puis la période Bidermann, qui avait déjà racheté le prêt-à-porter d’Yves Saint-Laurent (amusant quand on connait ensuite les relations entre les deux créateurs). Puis le déménagement Boulevard Poissonnière. Mon travail achevé, je n’y suis jamais allé, mais je sentais mes collègues tristes. Fin d’une époque.
La société Karl Lagerfeld fermera quelque temps après.
Je ne l’ai jamais rencontré. Je voyais le matin des dessins fabuleux. Une productivité inouïe. Un renouvellement constant. Ce qui m’a le plus surpris, c’est la connexion artistique d’une Equipe (avec un E majuscule), depuis l’idée du “maitre” (oui, on peut le dire), qui parfois n’est qu’une esquisse, jusqu’à la réalisation, dans les moindres détails. M’en étonnant, sa première assistante me disait qu’elle travaillait avec lui depuis si longtemps qu’elle savait ce qu’il voulait. Pas besoin de dessiner l’arrière de la robe pour comprendre. Et si cela était nécessaire, il suffisait de lui demander. Magique !
Quelle équipe !
Un rêve pour ce “ptit gars” qui travaillait seul et qui rêvait de pouvoir vivre cette chance. Inconsciemment cela avait mis toutes les graines qu’il fallait. Oui, moi aussi un jour, j’aurais une Equipe. Je ferais partie d’un tout plus grand !
Et pourtant il s’en est fallu d’un rien que je ne passe à côté.
Il aurait suffi que je dise non. Que je n’avais pas le temps pour aller voir les équipes de Karl Lagerfeld au début de l’été: pas le moment, ce sont les vacances. On verra à la rentrée …
La Vie nous envoie souvent beaucoup de cadeaux, pas facile de les voir et de dire OUI !
Si la société avait été dirigée par un “gestionnaire””, jamais cela ne se serait passé ainsi. Certains m’objecteront qu’elle n’aurait peut-être pas fini ainsi. Elle n’aurait peut-être jamais existé ou plongé bien avant. Cette société a créé du rêve, de la beauté, des opportunités: Merci Karl !
Jamais je n’ai pu le rencontrer. Je me rends compte trop tard combien j’aurais voulu. Encore une occasion de manquée. Comme en 1985 quand je voulais aller voir Serge Gainsbourg au Casino de Paris et que j’ai reporté en me disant: “pas grave, il y aura une autre occasion”. Il n’y en a jamais eu d’autres.
C’est drôle comme ces gens “lointains” sont si proches à la fois. Un même sentiment de perte, d’occasion manquée, comme pour Coluche, Balavoine, Serge Gainsbourg et même France Gall, que j’écoutais d’une oreille distraite et dont je n’aurais jamais pu penser qu’elle occupait une telle place.
… puisse cela nous rapprocher de ceux qui restent, sans toutefois oublier tout le reste.
PS: je n’en ai jamais parlé avant, merci de ne pas penser que je m’en enorgueilli le moins du monde. Fierté non plus. Honneur peut être, mais c’est surtout un pan de Vie avec juste l’envie de dire MERCI et d’envoyer beaucoup de sympathie à ses proches à 2 et 4 pattes.