En ce lendemain de Nice – 14 juillet 2016, j’ai préféré reproduire cet article sur mon blog, pour vous en faciliter la lecture et ne jamais risquer de le perdre. J’espère que cela ne pose pas de problème de copyright à Edgar Morin, son auteur et au support à qui il a prêté sa réflexion : Le Monde. Si c’est le cas, contactez moi, j’aviserais.
Je me suis juste permis quelques “highlights” sur le texte. On ne peut plus dire que la voie n’est pas claire et limpide. Pourquoi alors refaire sans cesse les mêmes erreurs ? Pourquoi écouter toujours les mêmes “philosophes” et pas d’autres, surtout si en plus, ils sont empreint de sociologie. Pourquoi ne pas réellement, comme dans les villages Africains, associer la sagesse de ceux qui ont eu la volonté et le temps de travailler sur eux, à l’immaturité de ceux qui restent dans une actions schizophrénique permanente ?
NDLR: j’aimerais que tous, nous nous sentions concerné par ce texte … Pas simplement ceux que nous traitons dédaigneusement comme des imbéciles, des terroristes, des demeurés manipulés. Ne sommes nous pas, nous aussi fanatiques de quelque chose, de quelqu’un, de quelques idées, devenues formatage à long terme ? Ne tombons nous pas dans l’illusion à tout vouloir connaitre, comprendre et maitriser par le contrôle ? La connaissance de la connaissance n’est elle pas comme le vide entre deux pensées, le moyen de revenir en nous et de marcher avec nos propres jambes, sans les béquilles d’autrui ?
Qu’attendons nous ?
Texte écrit par Edgar Morin et initialement publié ici et reproduit ci-dessous:
La première déclaration de l’Unesco à sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve d’abord dans l’esprit, et l’Unesco a voulu promouvoir une éducation pour la paix. Mais en fait, il ne peut être que banal d’enseigner que paix vaut mieux que guerre, ce qui est évident dans les temps paisibles. Le problème se pose quand l’esprit de guerre submerge les mentalités. Eduquer à la paix signifie donc lutter pour résister à l’esprit de guerre.
Cela dit, en temps même de paix peut se développer une forme extrême de l’esprit de guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte en lui la certitude de vérité absolue, la conviction d’agir pour la plus juste cause et la volonté de détruire comme ennemis ceux qui s’opposent à lui ainsi que ceux qui font partie d’une communauté jugée perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies).
Nous avons pu constater dans l’histoire des sociétés humaines de multiples irruptions et manifestations de fanatisme religieux, nationaliste, idéologique. Ma propre vie a pu faire l’expérience des fanatismes nazis et des fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes maoïstes et de ceux des petits groupes qui, dans nos pays européens, en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement des personnes jugées responsables des maux de la société, mais aussi indistinctement des civils : fraction armée rouge de la « bande à Baader » en Allemagne, brigades noires et brigades rouges en Italie, indépendantistes basques en Espagne.
Le mot de « terrorisme » est à chaque fois employé pour dénoncer ces agissements tueurs, mais il ne témoigne que de notre terreur et nullement de ce qui meut les auteurs d’attentats. Et surtout, si diverses soient les causes auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme a partout et toujours une structure mentale commune.
C’est pourquoi je préconise depuis vingt ans d’introduire dans nos écoles, dès la fin du primaire et dans le secondaire, l’enseignement de ce qu’est la connaissance, c’est-à-dire aussi l’enseignement de ce qui provoque ses erreurs, ses illusions, ses perversions.
Car la possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des traductions en langage, les idées sont des reconstructions en systèmes.
Or, comment devient-on fanatique, c’est-à-dire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et d’idées sur le monde extérieur et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir progressivement s’il s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et l’enseignement devrait agir sans relâche pour les énoncer, les dénoncer et les déraciner. Car déraciner est préventif alors que déradicaliser vient trop tard, lorsque le fanatisme est consolidé.
La réduction est cette propension de l’esprit à croire connaître un tout à partir de la connaissance d’une partie. Ainsi, dans les relations humaines superficielles, on croit connaître une personne à son apparence, à quelques informations, ou à un trait de caractère qu’elle a manifesté en notre présence. Là où entre en jeu la crainte ou l’antipathie, on réduit cette personne au pire d’elle-même, ou, au contraire, là où entrent en jeu sympathie ou amour, on la réduit au meilleur d’elle-même. Or, la réduction de ce qui est nôtre en son meilleur et ce qui est l’autre en son pire est un trait typique de l’esprit de guerre et il conduit au fanatisme.
La réduction est ainsi un chemin commun à l’esprit de guerre et surtout à son développement en temps de paix, qui est le fanatisme.
Le manichéisme se propage et se développe dans le sillage du réductionnisme. Il n’y a plus que la lutte du Bien absolu contre le Mal absolu. Il pousse à l’absolutisme la vision unilatérale du réductionnisme, il devient vision du monde dans laquelle le manichéisme aveugle cherche à frapper par tous les moyens les suppôts du mal, ce qui, du reste, favorise le manichéisme de l’ennemi. Il faut donc pour l’ennemi que notre société soit la pire, et que ses ressortissants soient les pires, pour qu’il soit justifié dans son désir de meurtre et de destruction. Il advient alors que, menacés, nous considérons comme le pire de l’humanité l’ennemi qui nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou moins profondément dans le manichéisme.
Il faut encore un autre ingrédient, que sécrète l’esprit humain, pour arriver au fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification : les esprits d’une communauté sécrètent des idéologies ou visions du monde, comme elles sécrètent des dieux, qui alors prennent une réalité formidable et supérieure. L’idéologie ou la croyance religieuse, en masquant le réel, devient pour l’esprit fanatique le vrai réel. Le mythe, le dieu, bien que sécrétés par des esprits humains deviennent tout-puissants sur ces esprits et leur ordonnent soumission, sacrifice, meurtre.
Tout cela s’est sans cesse manifesté et n’est pas une originalité propre à l’islam. Il a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut terrestre), un terreau de développement dans un monde arabo-islamique passé d’une antique grandeur à l’abaissement et à l’humiliation. Mais l’exemple de jeunes Français d’origine chrétienne passés à l’islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une foi qui apporte la Vérité absolue.
Il nous semble aujourd’hui, plus que nécessaire, vital, d’intégrer dans notre enseignement dès le primaire et jusqu’à l’université, la « connaissance de la connaissance », qui permet de faire détecter aux âges adolescents, où l’esprit se forme, les perversions et risques d’illusion, et d’opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification une connaissance capable de relier tous les aspects divers, voire antagonistes, d’une même réalité, de reconnaître les complexités au sein d’une même personne, d’une même société, d’une même civilisation.
En bref, le talon d’Achille dans notre esprit est ce que nous croyons avoir le mieux développé et qui est, en fait, le plus sujet à l’aveuglement : la connaissance.
En réformant la connaissance, nous nous donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit l’esprit de guerre et de prévenir en partie chez les adolescents les processus qui conduisent au fanatisme. A cela il faut ajouter, comme je l’ai indiqué (Les sept savoirs nécessaires à la connaissance), l’enseignement de la compréhension d’autrui et l’enseignement à affronter l’incertitude.
Tout n’est pas résolu pour autant : reste le besoin de foi, d’aventure, d’exaltation. Notre société n’apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans nos vies privées, dans nos amours, fraternités, communions temporaires. Un idéal de consommation, de supermarchés, de gains, de productivité, de PIB ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté solidaire.
D’autre part, nous sommes entrés dans des temps d’incertitude et de précarité, dus non seulement à la crise économique, mais à notre crise de civilisation et à la crise planétaire où l’humanité est menacée d’énormes périls. L’incertitude sécrète l’angoisse et alors l’esprit cherche la sécurité psychique, soit en se refermant sur son identité ethnique ou nationale, puisque le péril est censé venir de l’extérieur, soit sur une promesse de salut qu’apporte la foi religieuse.
C’est ici qu’un humanisme régénéré pourrait apporter la prise de conscience de la communauté de destin qui unit en fait tous les humains, le sentiment d’appartenance à notre patrie terrestre, le sentiment d’appartenance à l’aventure extraordinaire et incertaine de l’humanité, avec ses chances et ses périls.
C’est ici que l’on peut révéler ce que chacun porte en lui-même, mais occulté par la superficialité de notre civilisation présente : que l’on peut avoir foi en l’amour et en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que cette foi est exaltante, qu’elle permet d’affronter les incertitudes et refouler les angoisses.
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